Affaire : La folle épopée des gendarmes de l'Oise qui ont trouvé dix tigres dans un camion

Il fallait le voir pour le croire : en décembre 2020, des gendarmes de l’Oise ont extrait dix tigres d’un semi-remorque garé devant une ancienne usine de céramique. Que faisaient ces fauves ici ? Comment étaient-ils traités ? Aurélie Jacques a remonté leur piste et découvert un ténébreux polar.
Affaire  La folle pope des gendarmes de l'Oise qui ont trouv dix tigres dans un camion
iStock / Getty Images Plus

Il est un peu plus de 8 heures ce matin du 16 décembre 2020 sur la nationale 31, non loin de Beauvais, dans l’Oise. Les voitures ralentissent. Un escadron de gendarmerie barre la route en direction du village de Blacourt. Autour de l’ancienne usine de céramique, reconnaissable à sa haute cheminée de briques rouges, un important dispositif est déployé. Des dizaines d’agents, parfois munis de fusils d’assaut, se tiennent prêts. Ils sont venus à bord de fourgonnettes harnachées de pare-buffles. D’ordinaire, ils interviennent pour neutraliser des individus supposés dangereux ; dans quelques minutes, ils affronteront des fauves – au sens littéral. Des prédateurs de plus de 200 kg, aux mâchoires puissantes, aux griffes longues d’une dizaine de centimètres. Des tigres. Dix : sept femelles et trois mâles. Certains sont roux et noirs, d’autres entièrement blancs. Un vétérinaire, muni d’un fusil hypo­dermique, s’apprête à administrer des doses d’anesthésiant. Il faudra les approcher, calmer leur nervosité, endormir les plus rétifs, attendre plusieurs heures pour enfin les transférer. La journée sera longue.

Cette spectaculaire opération de saisie judiciaire n’est en réalité que la partie émergée d’une traque qui a duré des mois. Comme dans un roman d’espionnage, celle-ci s’est déroulée aux marges de la légalité. Elle a connu des ratages et des accélérations, des transgressions et des controverses. Elle a confronté deux mondes que tout oppose : l’une des associations animalistes les plus radicales, nommée One Voice ; et le milieu clos, clanique, du cirque, qui a conservé, à travers les générations, ses codes et ses réflexes. Au moment où l’Assemblée nationale légifère sur la fin de la captivité d’animaux sauvages, cette affaire illustre un chan­gement d’époque en France. Un chan­gement tardif, si on le compare avec ce qui s’est déjà passé ailleurs en Europe et dans le monde, mais non moins abrupt. Pour remonter la piste de ces tigres du bitume dont les ancêtres déambulaient sous les tropiques, il a fallu sillonner la France et, parfois, comme un de ces spécimens déportés de panthera tigris, braver les éléments.

Menaces de mort

Une pluie diluvienne cingle les côtes du Morbihan. « C’est la tempête », observe Muriel Arnal au troisième étage d’un immeuble du centre de Vannes. Les bureaux de l’association One Voice se déploient en une succession de petits box blancs. En ce matin de janvier, sa présidente, 55 ans, y promène sa frêle silhouette aux yeux azur. Elle parle avec gravité, ponctue ses phrases de « je ne veux pas digresser » et, de fait, digresse. Il y a trop de sujets, trop d’animaux à « sortir de conditions de détention illégales », à sauver « de l’enfer ». Muriel Arnal prononce l’expression la tête entre les mains, comme s’il s’agissait d’elle-même. La plupart du temps, elle travaille à son domicile, mais elle n’a pas voulu nous y recevoir. « Je suis attaquée. Ma vie est passée au crible », a-t-elle prévenu au téléphone, allant jusqu’à mentionner des menaces de mort. En quelques années, elle est de­­venue la cible des chasseurs et des circassiens. Et eux, la sienne.

Les animaux sont sa raison de vivre. Elle peut dresser une carte de tous les delphinariums du pays et tient un dossier sur chaque éléphant en captivité. « En France, il en reste huit », déroule-t-elle. Trois jours plus tôt, son équipe a mis en ligne des images volées de l’un d’eux, installé près d’une décharge dans le Gard. Son téléphone ne cesse de sonner à ce propos. Elle termine devant moi une conversation avec une journaliste : « N’hésitez pas à me rappeler. C’est important pour Dumba. » Elle appelle l’éléphant par son nom, comme on le ferait avec un proche. Dans sa famille, on trouve l’hippopotame Jumbo qu’elle veut arracher au cirque Muller ; Jon, un lion famélique, dont elle a obtenu en 2020 la saisie au cirque de Paris ; et Ashley, l’un des tigres de Blacourt, à la robe blanc et noir. Des dix fauves, c’est son « chéri ». Pourquoi lui ? « On ne sait jamais pourquoi », lâche-t-elle, les yeux soudain embués.

Son équipe le sait, elle pleure souvent. Hypersensible et tout autant déterminée. Le compromis lui est étranger, ce qui faisait d’elle « une enfant pénible » de son propre aveu. Elle a grandi en Corrèze, entourée d’un grand-père qui l’emmenait écouter le chant des oiseaux dans les bois, et d’une mère, brillante professeure de biologie, passionnée par les fleurs et les animaux. Sous la pression de sa fille, l’enseignante a fait une croix sur ses manteaux de fourrure et supprimé de ses cours le module dissection de souris blanches. Casimir, l’un des rongeurs sauvés, est devenu le premier animal de compagnie de l’enfant. Le seul en fin de compte, ou presque : chez les Arnal, on ne domestique pas les bêtes. On cohabite avec elles. Lorsqu’une couleuvre entrait dans la maison, la famille finissait tranquillement son déjeuner avant de lui indiquer la sortie. À l’adolescence, Muriel se rêvait en Dian Fossey, la primatologue américaine qui inspira le film Gorilles dans la brume. Mais elle n’aurait jamais eu le courage de vivre seule au Rwanda parmi les grands singes aux mains des braconniers, avoue-t-elle. « Trop sensible. »

Feulements à l’usine

Elle s’engage différemment. À 28 ans, elle veut voir ce qui se fait de mieux, de plus incisif en matière de défense animale. Elle voyage en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis. Au sein de People for the Ethical Treatment of Animals (Peta), l’association américaine adepte des campagnes chocs, elle s’imprègne de la culture – controversée – des caméras cachées. Elle assume : « Les images hard empêchent le grand zapping. » À son retour, elle lance sa propre structure et choisit comme parrain Théodore Monod, naturaliste et spécialiste du Sahara. Au fil des ans, elle récolte des fonds auprès de donateurs (son budget avoisine deux millions d’euros aujourd’hui), recrute une douzaine de permanents, multiplie les terrains d’action. Les sujets d’investigation ne manquent pas. Tout révolte Muriel Arnal : l’épilation des lapins angoras, l’élevage de visons, les tests cosmétiques sur les cochons d’Inde et les hamsters, la chasse à courre...

Ça commence souvent par un simple signalement. Comme ce jour de janvier 2019. Un e-mail parvient à l’adresse de l’association : il y est question de feulements dans la cour d’une usine désaffectée et de tigres maintenus dans un semi-­remorque à Blacourt. Le propriétaire est un dresseur de 58 ans, un dénommé Mario Masson. Muriel Arnal le connaît bien : voilà dix ans qu’elle le suit à la trace, l’accusant de violences sur ses animaux (au départ, deux éléphantes). Depuis quelques années, son équipe l’avait perdu de vue. Il apparaissait très peu dans les cirques.

Un enquêteur de l’association est envoyé à Blacourt. De sa voiture garée en face du portail d’entrée, il filme le poids lourd déplié comme un soufflet par un système d’extensions grillagées. L’angle ne permet qu’une visibilité sur l’avant du camion. Deux fauves sont étendus sur le flanc, un troisième tourne sur lui-même comme un poisson rouge dans un bocal. À l’état sauvage, ces félins solitaires règnent sur des territoires de milliers d’hectares. La vidéo est brève, son champ de vision tronqué, mais c’est suffisant pour l’association qui dépose une plainte pour maltraitance. Faute d’éléments réellement probants, le parquet de Beauvais classe sans suite. Muriel Arnal ne se laisse pas décourager. Cette fois-ci, elle veut des images complètes du camion. Il faut prouver que les tigres y sont détenus en permanence, sans accès à la fameuse « cage de détente » réglementaire. Selon l’arrêté du 18 mars 2011 fixant le cadre de détention pour les animaux non domestiques, celle-ci doit être d’une surface minimale de 60 mètres carrés et accessible au moins quatre heures par jour. Elle doit aussi être accompagnée d’un bassin pour que les fauves puissent se baigner. Pour démontrer l’absence de telles installations, il faudra sans doute pénétrer dans la cour. L’intrusion peut valoir une plainte pour « violation de domicile », mais Muriel Arnal s’en fiche pas mal. Elle cherche qui missionner. Délicat. L’opération requiert intrépidité et sang-froid, de la discrétion et une organisation quasi militaire.

Les « Arsène Lupin » sont sur le coup. C’est ainsi qu’elle surnomme ses meilleurs enquêteurs, les plus aguerris. Trois hommes et deux femmes, habitués à travailler ensemble, même si, par prudence, ils évitent tout contact en dehors des actions. Certains viennent des services de l’État – armée ou gendarmerie. D’autres se font formés sur le tard. Tous sont devenus des pros du camouflage et des filatures, capables de passer une nuit dans une voiture sans allumer leur portable pour ne pas se faire repérer.

Au téléphone, Nina se montre nerveuse. Elle accepte de parler de ses missions clandestines mais elle ne veut pas qu’on se voie. Elle préfère passer par Signal, une application de messagerie chiffrée. Tant de précautions étonnent. « Je prends de gros risques, les chasseurs et les circassiens peuvent être violents », assure-t-elle. Elle vient de passer un an en infiltration dans le milieu très fermé de la petite vénerie sous terre, cette chasse sans fusil qui consiste à déterrer des renards et des blaireaux dans leur terrier après y avoir introduit des fox-­terriers ou des teckels. Pour passer incognito, elle a dû adopter les codes vestimentaires, participer aux sauteries, oublier son véganisme et avaler sans broncher sa part de sanglier. « Après, vous vous évaporez. Je comprends le sentiment de trahison », concède-t-elle.

Nina rencontre les tigres à l’été 2019. Elle a appris que Mario Masson, en plus de ses activités de dressage, vendait des voitures d’occasion. Elle a l’idée de se présenter aux entrepôts sous le prétexte d’acheter un véhicule. Un autre enquêteur l’accompagne. À leur arrivée, les grilles sont ouvertes. Le couple passe devant le mobile home du dresseur et pénètre dans la cour. À l’intérieur, personne. Pas même le soigneur qui, chaque jour, lave les cages et nourrit les bêtes, vivant sur place dans une modeste caravane. Seuls les tigres sont là, dans leur semi-remorque. Le parc d’ébats n’est pas déplié. C’est en tout cas ce qu’elle m’assure aujourd’hui. Aucune image n’a été réalisée ce matin-là. La virée était surtout l’occasion de faire du repérage. Et de voir où poser la caméra.

Ils étudient tout : la hauteur des murs, la proximité des voisins, la présence de chiens susceptibles d’aboyer... L’affaire s’annonce complexe. La nuit, on ne peut accéder à la cour sans déclencher une lumière à l’entrée. Quant aux accès latéraux, ils offrent peu de prises. L’un des côtés est longé par un très haut mur, l’autre par des ronces et un chemin de terre bordé d’habitations : une position à découvert, impossible à tenir. Pour obtenir un angle de vue sur le camion, il ne reste qu’une possibilité : le toit de l’ancienne usine qui barre le fond de la cour. Il s’élève à une dizaine de mètres de hauteur – l’équivalent de trois à quatre étages – et ses tuiles moussues s’inclinent dangereusement.

Les cinq enquêteurs reviennent à l’automne, armés de cordes. Dans la nuit du 1er au 2 novembre, deux d’entre eux font le guet tandis que les autres se hissent sur le toit et fixent une caméra de la taille d’une GoPro. Dans leur esprit, il leur faudra répéter l’ascension chaque nuit de la semaine pour changer les batteries et récupérer la carte mémoire. Les images des premières vingt-quatre heures les confortent : les tigres semblent bel et bien prisonniers de leur camion-cage. Ragaillardis, ils repartent le soir pour leur varappe nocturne. Mais le lendemain, leur plan s’effondre : sur le deuxième film, ils voient le soigneur fermer les auvents du camion, le dresseur plier bagage et le véhicule disparaître avec les félins.

Tout est à recommencer. Difficile de prouver quoique ce soit avec quelques heures de bandes, et les numéros que Mario Masson propose dans les cirques le tiennent généralement éloigné de Blacourt plusieurs jours. Les enquêteurs doivent patienter. Ils laissent passer les fêtes. Du 5 au 10 janvier 2020, l’opération reprend. Chaque nuit, une caméra est alimentée en batterie et carte mémoire. Il en sort un film de six jours. Cent quarante-quatre heures d’un spectacle monotone mais sans ambiguïté : les dix tigres dans leur véhicule grillagé, sans parc d’ébats. Les images sont aussitôt envoyées à un vétérinaire anglais, John Knight, spécialiste de la faune sauvage. Il prend le temps de les visionner et rédige une attestation destinée à la justice.

Faux journalistes

One Voice dépose une seconde plainte. Cette fois, le parquet ouvre une enquête préliminaire au chef de « mauvais traitements envers un animal placé sous sa garde par l’exploitant ». Le délit, réprimé par le code rural, est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. L’enquête est confiée à l’Office français de la biodiversité (OFB), surnommé la « police verte ». L’affaire attire même à Blacourt quelques journalistes. L’association jubile. Elle met en ligne les images, légendées d’un texte choc. Les tigres sont présentés comme des « bagnards », « fous de souffrance », vivant sous « la menace du fouet ». Dans ses bureaux de Vannes, Muriel Arnal développe son histoire sur le même registre. « Pour dompter leurs animaux », affirme-t-elle, les dresseurs les « affament », les « assoiffent » et les « rouent de coups ». Sur les images pourtant, rien de cet ordre n’apparaît. A-t-elle une preuve tangible, s’agissant de Mario Masson, de violences physiques à l’égard des animaux ? « Non », concède-t-elle.

La plainte déposée, les enquêteurs n’en restent pas là. Ils en sont convaincus, ils ont affaire à un personnage cruel. Il leur faut lui donner le coup de grâce. Puisque des médias s’intéressent à l’histoire, ils usurpent la qualité de journalistes télé pour interviewer Mario Masson. Le faux reportage leur permet d’en savoir plus sur les tigres. On y voit le dresseur expliquer qu’il y a deux mâles et sept femelles, tous frères et sœurs. Et un dixième, Douglas, de sang différent. Celui-ci n’est là que pour la reproduction, précise le dompteur. On l’entend demander de ne pas filmer l’un des fauves, blessé au museau, et un autre encore qui montre des signes d’agitation. « Ce serait mal perçu, conclut-il. C’est comme avec les humains vous savez, certains sont plus nerveux que d’autres. »

Élevés au biberon

Le 26  janvier 2021, onze mois plus tard, dans le coin salon de sa caravane américaine, Mario Masson ne tient pas en place. Il se lève, se rassoit, soupire et lance des « à votre avis ? » en guise de réponse. Voilà près de trois heures qu’il me raconte sa version. L’évocation de la fausse interview l’a replongé dans la stupeur. « Tenez, j’en ai encore la chair de poule ! » Il me montre ses avant-bras, regard exorbité, visage en feu. Autour de lui, la décoration vogue sur le thème de la savane. Les motifs tigrés se déclinent des stores aux sous-verre, jusqu’aux boucles d’oreilles de sa compagne, Jeanine De Baets. Le soir de la saisie, elle voulait en finir, « se mettre une balle dans la tête ». Elle parle d’une voix douce, avec un léger accent belge. C’est en flamand qu’elle s’adresse au chaton de 4 mois, Ramsès, issu d’une espèce rare, celle des toygers. Sa robe rousse rayée de noir le fait ressembler à un tigre miniature. Il joue près d’une défense d’ivoire. « Un héritage, du côté de ma femme, précise Mario Masson sur la défensive, mais rassurez-vous, c’est une antiquité. On n’a tué aucun éléphant ! »

Depuis la saisie de leurs tigres, les Masson ne comprennent pas ce qui leur arrive. Des calmants pour dormir et des appels incessants à leur avocat : c’est leur quotidien. Lorsqu’ils ont commencé, n’importe quel quidam pouvait garder un dauphin dans son bassin ou ramener un gorillon du Congo dans la soute d’un navire. C’était les années 1960-1970 : une réglementation lâche, des contrôles rares... À la télévision, Flipper le dauphin faisait des records d’audience en barbotant dans le chlore et quinze millions de Français se pressaient chaque année sous les chapiteaux. À présent, les circassiens ne font plus rêver. De plus en plus de communes refusent leur venue. L’époque a changé. Les Masson disent le comprendre ; qu’on ait désormais du mal à voir des fauves sur le bitume, aussi. « Mais on ne peut pas renier ce qu’on a fait toute une vie, disent-ils. C’est notre histoire. »

Elle remonte à la fin du XIXe siècle. L’arrière-grand-père de Jeanine De Beats, Constant Simon, un forgeron doté d’une force prodigieuse, tordait le fer à mains nues. Il créa le cirque Simon Variété, devenu au fil du temps Libot-Simon, l’équivalent belge des Pinder ou Bouglione. Deux générations plus tard, Jeanine mène la vie des enfants de la balle nés sous un chapiteau : l’itinérance, les écoles où l’on ne fait que passer et les amitiés avortées. Ses camarades les plus fidèles sont des chimpanzés, des éléphants ou des « exotiques » (yacks, dromadaires, chameaux...) . À l’adolescence, elle devient filde­fériste et suspend sa longue silhouette sur un câble tendu à 1,80 mètre du sol avant de se spécialiser, adulte, dans la cavalerie.

Mario Masson, lui, a commencé à 17 ans. Il nourrit les bêtes et nettoie leur litière dans un cirque. Il le sait déjà : il sera dresseur. Il fait ses premières armes avec un groupe de poneys Shetland, des ­ « exotiques » puis un ours du Tibet. Mais c’est avec l’hippopotame Julot et ses deux éléphantes Tatcha et Betty qu’il se produit le plus souvent, chez des confrères d’abord avant de créer, en 1995, sa propre structure : le cirque Maximum, avec lequel il va tourner durant quinze ans.

Les tigres viennent plus tard, en 2007. Pour les besoins d’un numéro, Mario Masson veut en acquérir quatre. Pour cela, hors de question de chercher du côté de l’Inde, de la Sibérie ou de Sumatra, les principales zones géographiques où subsistent, malgré le braconnage et la déforestation, quelque 4 000 spécimens sauvages. Depuis 1978 et la convention de Washington, plus aucun fauve n’y est prélevé. Les captifs – 8 000 à travers le monde – sont tous nés dans des cirques ou des zoos.

Les Masson se rendent en Espagne et achètent deux couples auprès d’anciens dresseurs. L’un des mâles, Defo, est entièrement blanc. Une robe prisée pour son originalité, mais très rare à l’état sauvage. Elle est le résultat d’une anomalie génétique qui rend l’animal vulnérable car impuissant à se cacher. L’une des femelles, Sunitta, est dite «* tabby *» ou dorée, une variante également issue d’une mutation. De ces quatre fauves naîtront une cinquantaine de tigreaux. C’est ce que m’explique Mario Masson dans sa caravane. Il minimisera plus tard ce chiffre, le rabaissant à une trentaine. « Je me suis vanté », s’est-il repris, tout en restant flou sur le nombre exact. L’espèce des panthera tigris se reproduit comme les chats, à raison d’une portée de trois à cinq petits tous les trois ans. Il montre une photo de son petit-neveu en train de jouer avec l’un d’eux sur la banquette où je suis assise – celle de la caravane, où les petits félins ont tous vécu leurs premiers mois, « élevés par ma femme au biberon », précise Mario Masson. « Ce sont ses enfants. »

L’image est belle ! Pas pour les animalistes, qui y voient une « imprégnation par l’homme » précoce. Pour le dompteur, il faut bien pallier les manquements des femelles. Certaines se montrent agressives envers leurs bébés, jusqu’à parfois les dévorer. Sunitta était ainsi, selon lui.

Au fil des années, Mario Masson conserve neuf tigreaux et cède les autres, les petits et les reproducteurs. À titre gracieux, à l’en croire. « C’est comme ça qu’on fait dans le milieu », soutient-il. Il est exact que les familles de circassiens nouent des alliances fortes, parfois jusqu’à l’état civil. Certaines se donnent ou s’échangent des animaux. Mais ces usages peuvent-ils concerner plusieurs dizaines de bêtes ? Il existe un important trafic qui transite par l’Espagne notamment. Sous le manteau, un tigreau se négocie plus de 3 000 euros. L’acquisition de Douglas, le dixième tigre destiné à la reproduction, pose d’ailleurs question. C’est l’autre dimension de l’enquête ouverte par le parquet. S’appuyant sur des éléments recueillis à l’été 2020 par les agents de l’OFB, la procureure suspecte une activité illégale d’« élevage et cession d’animaux sauvages ». Mario Masson, lui, continue de marteler : jamais il n’a fait commerce de ses bêtes.

Avec elles, il voyage au gré des festivals. Dans son numéro, pas de cercle de feu sur roulements de tambour, mais le spectacle plutôt fluide de fauves sur des tabourets ou allongés sur le dos. En apparence, d’adorables matous. Comment parvient-on à ce résultat avec ceux qui règnent, dans la nature, au sommet de la chaîne alimentaire ? Sans brimade ni coup de fouet, assure le dompteur, mais par la récompense. Une boulette de viande couronne chaque effort. Vraiment ? L’ancien dresseur Frédéric Geffroy me le confirme : « Il faut créer une confiance, y aller par la douceur, sans quoi vous le payez très cher. » Geffroy a pris ses distances avec les circassiens et milite à présent pour la préservation des tigres en milieu naturel. Il le raconte, les accidents sont fréquents. À partir de 2 ans, ces félins sont capables de tuer un homme. On ne les dompte pas par la violence. Du reste, sur le cas de Masson, il n’a jamais entendu d’accusation de brutalité. « Je ne pourrais pas en dire autant d’autres dresseurs », ajoute-t-il.

Régulièrement, les fauves réclament des soins. L’un d’entre eux surtout : la tigresse Rani, qui souffre d’une faiblesse rénale. La vétérinaire Florence Ollivet-Courtois la traite. Elle est la seule spécialiste en faune sauvage à exercer en libéral, intervenant dans les fondations, les parcs animaliers ou auprès de particuliers. Entre deux voyages, elle répond à mes questions. Dresser un bilan de santé des tigres ? Le secret professionnel le lui interdit. « Mais ce n’est pas l’envie qui me manque ! » lance-t-elle, se disant « choquée » par la saisie. Elle est impliquée dans différentes associations mais elle est loin de cautionner les infiltrations de One Voice qu’elle qualifie de « méthodes de loubards » visant à « criminaliser les propriétaires d’animaux ». Elle connaît bien la problématique des fauves : plus de cinq cents spécimens en France et très peu de places dans les refuges pour les accueillir. Selon elle, on cherche à « précipiter la fin de la captivité » avant même de créer une alternative. Pour Muriel Arnal, « c’est pour que soient déjà appliquées les lois existantes » qu’elle doit se battre.

Reste les conditions de captivité. À partir de 2015, les Masson se sédentarisent dans l’Oise. La pression monte sur les cirques, les contrats diminuent. Leurs fauves sont loués pour des émissions de télévision ou des publicités. On les voit apparaître auprès du duo de chanteuses Brigitte ou de Stéphane Bern, mais ça ne suffit pas. Pour arrondir les fins de mois, le couple se lance dans un commerce de voitures d’occasion. Entre les festivals qui subsistent, les tigres restent à demeure. La nuit, dans le camion ­ – dont les dimensions aussi sont mises en cause –, la journée dans une cage de détente, aux dires du dresseur. Il en veut pour preuve les autorisations délivrées par la préfecture. Comment explique-t-il donc les images de One Voice où on ne les voit jamais hors du semi-­remorque ? Pure coïncidence selon lui : le 24 décembre, il rentrait de tournée, grippé, et son soigneur avait pris ses congés de fin d’année. Il n’a pu installer seul les cages de détente. On fait remarquer que les images ont été enregistrées quinze jours plus tard. Le soigneur apparaît d’ailleurs sur le film. Il rétorque que pour transporter la lourde ferraille, en réalité, il fallait être plus de deux...

Son avocat, Me Olivier Roquain, relativise : qu’il y ait eu des « irrégularités », il veut bien l’admettre ; de « mauvais traitements », non. « Pour que la maltraitance soit caractérisée, soutient-il dans son cabinet bordelais, elle doit être volontaire et non découler de la seule captivité comme on voudrait le faire croire. » C’est la troisième fois qu’il plaide contre One Voice. Il fustige les « harcèlements » et la « logique guerrière » d’une association qui « traque le faux pas ». Il a déposé plainte pour « atteinte à l’intimité de la vie privée » et « dénonciation calomnieuse », dénonçant une enquête biaisée, « en l’absence de constat vétérinaire indépendant ». Vérifications faites, des contrôles ont bien été menés, mais le parquet n’en précise pas la nature.

Une vie en semi-liberté

Aujourd’hui, Ashley, Rani, Douglas et leurs congénères vivent à 700 kilomètres de Blacourt. Ils ont été placés près de Saint-Étienne, au refuge Tonga terre d’accueil, partenaire de One Voice. Ils y ont rejoint d’autres félins, des primates, quelques oiseaux et des reptiles, tous saisis auprès de cirques, de laboratoires ou de particuliers. À leur arrivée, les tigres ont été examinés et décrits « en bonne santé ». Ils disposent de box individuels et d’enclos extérieurs. Un montage mis en ligne les montre s’ébattre dans l’herbe sur une musique entraînante, façon happy end. Mais la fin de l’histoire n’est pas écrite. Les Masson entendent bien les récupérer. Se disant conscients de la nécessité d’une « re­conversion », ils étudient un projet de « safari lodge » et cherchent une poignée d’hectares où proposer des locations au milieu des fauves en « semi-­liberté ». Leur avocat a demandé l’annulation de la saisie, s’appuyant sur un point de procédure. La cour d’appel d’Amiens doit encore statuer. Muriel Arnal sait que rien n’est définitif. Elle dit attendre pour se réjouir que les tigres soient placés, comme elle le souhaite, dans un sanctuaire en Italie, en Afrique du Sud ou en Inde. Le plus jeune, Douglas, a 3 ans. Il devrait vivre encore plus de vingt ans. Personne ne peut dire où il passera le reste de son existence. En tout cas, pas en liberté, sur les terres de ses ancêtres : les captifs réintroduits dans la nature n’y survivent jamais.